Claudia Fritz

 



    Chargée de recherche CNRS
    en acoustique musicale




Chercheuse en colère !

Derniers recrutés au CNRS : les raisons de la colère

De nouvelles recrues du CNRS dénoncent la mise en place d’un système de recherche fondé sur la précarité et la concurrence.  Leur appartenance à une génération marquée par la précarité et l’exil les rend particulièrement sensibles à ces questions qu’ils connaissent de l’intérieur. Pour eux, la recherche n’est possible que comme œuvre collective.

Techniciens, administratifs et chercheurs recrutés au CNRS en 2008, âgés de trente à quarante ans, nous appartenons à une génération qui a grandi dans la précarité. Notre parcours a été marqué de CDD, de vacations, de petits boulots, d’allocations chômage et parfois du RMI. Nous avons déjà travaillé pour la fonction publique, dans des conditions souvent scandaleuses : des cours à l’université payés avec au moins six mois de délai (quand ils étaient payés), des remplacements de titulaires sans espoir d’embauche ultérieure, des tutorats bénévoles, des colloques organisés gratuitement dans l’espoir de nourrir notre CV. Nous avons travaillé pour des entreprises privées et des collectivités locales, à des prix défiant toute concurrence, pour « tenir » jusqu’au contrat de recherche suivant. Nous avons connu le bas de l’échelle de la recherche, travaillant gratuitement sur les paillasses ou les terrains de nos supérieurs, touchant des rémunérations dérisoires pour des emplois administratifs peu reconnus. Nous avons passé nos journées et nos vacances à multiplier les dossiers de candidature ou à préparer des concours. Nous avons éprouvé l’incertitude matérielle et personnelle qui en résulte, déménageant régulièrement jusqu’à s’exiler à l’étranger, seul endroit où décrocher un contrat.
 
À présent sauvés du pire, pourquoi sommes-nous pourtant en colère ? Parce que cet organisme qui vient de nous embaucher est en train de se saborder lui-même pour se soumettre entièrement au pouvoir politique. Parce que la joie d’entrer au CNRS ne nous fait pas oublier ce qui attend les étudiants et nos collègues moins chanceux. Parce que les « réformes » de l’enseignement et de la recherche qui s’empilent depuis des années tendent à faire de la précarité et de la compétition la norme de notre activité. Parce que le modèle de recherche qu’on nous impose est à l’inverse des principes de vérité, de collégialité et de désintéressement qui ont guidé nos efforts et parfois nos sacrifices. Parce que nous sommes soumis à un double impératif de rentabilité : mettre la formation et la recherche au service exclusif des profits, et réduire notre activité à la quête permanente de financements pour pouvoir travailler. Pire encore, parce que nous sommes amenés à devenir les complices de ce système, en gérant la pénurie et la lutte des uns contre les autres, alors que la recherche n’est possible que comme œuvre collective. 

A cet égard, l’expérience que nous faisons quotidiennement de l’Agence nationale de la recherche (ANR), créée en 2005, est très significative. Cette structure accapare aujourd’hui l’essentiel des crédits d’intervention du ministère de la Recherche, asséchant ainsi le CNRS. Or passer du CNRS à l’ANR, c’est passer de la création de postes stables à la multiplication de contrats précaires ; d’une recherche financée dans la continuité à une recherche « sur projets », c’est-à-dire financée par à-coups ; d’un système où les évaluateurs sont majoritairement élus à des commissions composées de membres nommés. 

Concrètement, répondre à un « appel à projets » de l’ANR, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est répondre à un appel « thématique » aux orientations fixées par le pouvoir politique. C’est apprendre à se vendre plus qu’à argumenter : composer l’équipe la plus prestigieuse sans souci de cohérence scientifique, promettre des retombées économiques et sociales miraculeuses. Côté résultats, la consigne est toujours la même : se concentrer sur la « valorisation » (publications visibles, colloques médiatisés, brevets lucratifs…), et surtout ne pas faire trop long ! Autant dire que l’ANR ne s’intéresse pas au contenu de la recherche, seulement à ce qui figurera sur ses plaquettes de communication. 

L’ANR, c’est de la recherche et de l’évaluation bling-bling. C’est aussi le renforcement du mandarinat. Les « porteurs de projets » ANR ont à leur disposition, en l’absence de tout contrôle collégial, un budget qui sert notamment à financer des contrats précaires (vacations et CDD), c’est-à-dire des employés provisoires. Ils peuvent alors décider seuls de la distribution des rôles et des récompenses : la violence des rapports de pouvoir internes au monde de la recherche peut s’exercer comme jamais. 

Dès lors, comment croire que nos gouvernants visent à améliorer la recherche française ? En 2004, les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche se sont réunis durant des mois, dépassant leurs divergences et leurs intérêts particuliers, pour élaborer un programme de réformes à même de moderniser le système d’enseignement et de recherche. Dénaturant les recommandations de ces Etats généraux, le gouvernement est en train de détruire ce système, à l’instar de l'ensemble des services publics et des biens collectifs (santé, justice…). Bien au-delà de notre microcosme, c’est tout un modèle de société qui est en jeu dans les mobilisations actuelles.

Isabelle Clair, sociologue
Claudia Fritz, acousticienne
Jean-Marc Pétillon, préhistorien
Olivier Roueff, sociologue

Signataires:
Bruno Ambroise - Émilie Aussant - Séverine Awenengo Dalberto - Pierre-Brice Barret - Nathalie Campo - Marie Charpentier - Isabelle Clair - Olivier Duron - Wolf Feuerhahn - Claudia Fritz - Stéphane Le Lay - Gaël Le Roux - Frédéric Marmigère - Guillaume Martin - Damiano Mazza - Olivier Merlin - Jean-Marc Pétillon - François-Xavier Ricaut - Olivier Roueff - Nicolas Teyssandier - Frédéric Veyrunes.